Daniel BENSAID, Un monde à changer. Mouvements et stratégies, Paris, Textuel, 2003 Nouveau recueil de textes du philosophe de la LCR, certains de ces articles ayant déjà été publiés, dans des revues difficiles d'accès. On l'aura compris, autour de trois parties, dérèglements du monde, acteurs et mouvements, stratégies et pouvoirs, Bensaïd propose un ensemble de contributions d'intérêt et de volume extrêmement variés. La teneur de l'ensemble est plutôt stimulante même si s'en dégage une impression d'inachevé. En effet, dans la multiplicité de ces contributions, Bensaïd propose des discussions thématiques (ainsi le Parti de la Refondation Communiste italien ou la place des animaux) et surtout, il discute les thèses d'auteurs
(Toni Negri, John Holloway, Hans Jonas, Pierre Bourdieu, Alain Lipietz ou Lénine). N'hésitant pas à s'appuyer sur Foucault, Deleuze et Guattari, mais aussi plus inattendu Gabriel Tarde (le grand rival que Durkheim est parvenu à éliminer de la scène intellectuelle pendant un siècle), il démontre qu'un marxisme vivant (un tantinet mode, même) est capable de rivaliser avec les théorisations sociales les plus contemporaines. De ces différentes parties, parfois théoriquement denses, on retiendra la discussion de l'apport de Lénine (chap. 2 de la 3e partie, "la politique comme art stratégique"). A l'encontre d'une certaine tendance prononcée à rejeter un peu rapidement le révolutionnaire russe, comme le bébé avec l'eau du bain, Bensaïd défend avec brio l'apport léninien à la conception du politique comme moment spécifique, détaché du social. Bensaïd, avec un bonheur des formules osées, " le parti comme boîte de vitesse ", nous offre dans ce recueil des pistes de compréhension des débats en cours et à venir au sein du monde ouvrier. Cependant, certaines contributions (ainsi la critique des thèses déconstructionnistes de Butler et Fraser ou sa contribution sur les animaux) nous paraissent superficielles. Georges Ubbiali
Daniel BENSAID, Un nouveau théologien : Bernard-Henri Lévy. Fragments mécréants, Paris, Lignes, 158 p., 12,5 euros. avril 2008* Il est tout d'abord surprenant qu'un philosophe de la stature et du sérieux de Daniel Bensaïd se plie au commentaire d'un écrivain médiatique, un adepte des « coups littéraires, voire politiques » faisant déjà l'objet de nombreux ouvrages critiques, pour ne pas parler de la foison de compte-rendus de ses oeuvres, reportages photos et autres articles d'une presse des plus bienveillantes. Mais les premières pages du court opuscule de Daniel Bensaïd laissent entrevoir que s'il a lu avec attention l'ouvrage de Bernard-Henri Lévy, Ce grand cadavre à la renverse (1), le commentaire de celui-ci, voire de ceux-ci du livre et de son auteur, ne sont qu'un prétexte à plusieurs analyses : un retour sur la dernière séquence présidentielle, une analyse de l'état de déliquescence de la gauche dite de gouvernement, ou bien libérale, et une critique virulente de la critique lévynienne de la gauche radicale. Dès la deuxième page, dans un style ironique tout à fait plaisant, il décoche ses premières flèches contre « le théologien inorganique de la gauche recentrée » (p. 10). Bensaïd s'attache à restaurer ou réintroduire de la vérité dans les idées défendues par la gauche radicale, caricaturée outrancièrement par Bernard-Henri Lévy, celui-ci décelant un nouveau fascisme chez « ce peu de gens » qui pensent que la révolution est encore désirable (p. 30). L'auteur reprend les sept péchés capitaux attribués par Bernard-Henri Lévy à cette « gauche de gauche », et en profite pour réaffirmer les idées, les valeurs et les positions précises de cette gauche qui ne s'est pas synthétisée au Mans. Elle permet ainsi à Daniel Bensaïd de reprendre et de présenter les argumentaires et les analyses développées notamment par les tendances majoritaires de la LCR et les acquis communs de ce qui un temps s'est appelée l'extrême gauche, avant de devenir la gauche radicale, la gauche de gauche, et bientôt la gauche critique ou le nouveau parti anticapitaliste… Ainsi le philosophe organique et fier de l'être, à juste raison, de la LCR, reprend et démonte les accusations de nationalisme (un Bernard-Henri Lévy très inspiré visiblement ou d'une mauvaise foi – pour un théologien ! – à toute épreuve), d'anti-américanisme (au passage le philosophe toulousain tacle Antonio Negri, p. 50), de « fascislamisme » qui se limite à partager une tribune avec Tariq Ramadan et non avec Farrakhan, de tentation totalitaire (l'auteur rappelle avec perfidie les errances maoïstes de ces nouveaux philosophes, plus si nouveaux que cela d'ailleurs, mais devenus depuis -malheureusementincontournables dans le PAF) qui n'avaient pas voulu remarquer le totalitarisme de Mao, alors que les trotskistes comme David Rousset, Pierre Naville ou Pierre Broué dénonçaient à l'époque aussi bien le stalinisme que les errances chinoises. Bernard-Henri Lévy s'en prend également au culte de l'histoire. L'auteur reprend cette citation pleine de profondeur : « Bien plus que le marxisme, c'est l'histoire qui était notre cible », confie Bernard-Henri Lévy à propos de la campagne néo-philosophique des années soixante-dix. Car « si l'on croit à l'histoire, on lui donne les pleins pouvoirs. ». Daniel Bensaïd, en fin connaisseur de la pensée de Karl Marx, rappelle que Marx n'est pas le philosophe de l'histoire comme certains ont voulu le définir, il est au contraire « l'un des premiers à avoir rompu catégoriquement avec les philosophies spéculatives de l'histoire universelle : providence divine, téléologie naturelle, ou odyssée de l'Esprit » (p. 73). Reste la partie concernant LE péché capital : l'antisionisme, qualifié par le mari d'Arielle Dombasle de « néo-antisémitisme », l'autre motivation semble-t-il de Daniel Bensaïd pour cette réplique à Bernard-Henri Lévy. Derrière Bernard-Henri Lévy transparaît tout un courant contemporain, de Pierre-André Taguieff à Alain Finkielkraut, d'André Glucksmann à Eric Marty ou Danny Trom qui tente de réduire toute critique de la politique d'Israël, transformant ainsi l'antisionisme en antisémitisme, en réintroduisant une pensée religieuse et théologique en lieu et place de raisonnements politiques et idéologiques. L'auteur met en évidence toute l'actualité de la pensée internationaliste et montre l'absurdité de revendiquer l'instauration d'un Etat Juif et non pas de reconnaître deux Etats : Israël et l'Etat palestinien. Ces pages très documentées et argumentées constituent le noeud de la critique à l'encontre de l'ouvrage de Bernard-Henri Lévy et de ses déclarations passionnées (et théologiques) défendant sans discernement les politiques des récents gouvernements d'Israël. L'intellectuel organique de la LCR décrit avec justesse « cette gauche qui n'engage (plus) à rien (ou presque) » (titre d'un chapitre), et met en évidence les trahisons idéologiques, avant celles du personnel politique, de cette gauche du centre, du social-libéralisme, qui, à force de n'être même plus rose, devient orangée. Ce chapitre serait croustillant si ces errements politiques et idéologiques ne nous concernaient point tous les jours, et si ces renoncements n'aggravaient notre quotidien à tous. J'ai gardé pour la fin, l'unique reproche ou plutôt désaccord avec ce brillant petit ouvrage : il concerne le chapitre consacré à l'antilibéralisme, et plus globalement à l'analyse du mouvement altermondialiste. Daniel Bensaïd évacue quelque peu l'attaque de Bernard-Henri Lévy contre l'antilibéralisme, en déclarant que lui s'est toujours réclamé de l'anticapitalisme, fidèle aux positions majoritaires de la LCR (en est-il plus révolutionnaire et/ou conséquent ?). La critique lapidaire de Toni Negri (p. 144), concernant la fin du salariat, laisse la place à une vision peut-être lucide, mais relativement peu optimiste, du mouvement altermondialiste. Ainsi la critique des antilibéraux et une perception réduite du (ou des) mouvement(s) altermondialiste(s) vont de pair chez Daniel Bensaïd (2) et il semble reprocher à l'antilibéralisme d'être protéiforme, variable, divers et finalement peu organisé. Evidemment, ces nouvelles formes de résistance sont difficiles à cerner d'autant que leurs réalités sont très variables d'un pays à un autre, le « movimento dei movimenti » italien n'est pas, par exemple, comparable avec le mouvement altermondialiste hexagonal, numériquement mais aussi par les idéologies et les pratiques qui le traverse ou la radicalisation dont il fait preuve. Pour l'anecdote, la vitalité de ce mouvement « alter » est bien décrite dans l'ouvrage de Morjane Baba, Guérilla Kit. Ruses et techniques des nouvelles luttes anticapitalistes, recensé également sur ce site. Daniel Bensaïd, enseignant de philosophie et dirigeant historique de la LCR, nous livre donc une critique pertinente et drôle du dernier ouvrage « d'un théologien inorganique d'une gauche qui n'engage et ne s'engage plus à rien, ou à pas grand-chose » ; un petit livre divertissant et dense à mettre entre toutes les mains, bien évidemment celles des militants du parti d'Olivier Besancenot, mais surtout aux lecteurs du Point et de Bernard-Henri Lévy. Yannick Beaulieu (1) Bernard-Henri Levy, Ce grand cadavre à la renverse, Paris, Grasset, 2007. (2) Ainsi sa critique au livre de John Holloway publié récemment dans la Revue Internationale des Livres et des Idées va dans le même sens : sans réflexion autour de la prise du pouvoir politique pas de salut pour la révolution, pas d'avancée. Ainsi il écrit : « Il y a pourtant fort à craindre que la multiplication des « anti » (l'antipouvoir antistratégique d'une antirévolution) ne soit en définitive rien d'autre qu'un stratagème rhétorique qui désarme (théoriquement et pratiquement) les opprimés, sans briser le moins du moins le cercle de fer du fétichisme et de la domination » (D. Bensaïd, « Et si on arrêtait tout ? « L'illusion sociale » de John Holloway et Richard Day, in la Revue Internationale des Livres et des Idées , N° 3, janvier 2008, p.29). Mais ceci constitue un argumentaire que l'on peut très bien utiliser également à l'encontre des anticapitalistes conséquents et révolutionnaires, qui en attendant ou en créant les conditions nécessaires et indispensables à la révolution, laissent les opprimés à leur propre sort…
Daniel BENSAID, Les dépossédés. Karl, les voleurs de bois et le droit des pauvres, Paris, La Fabrique, 2007, 126 pages. janvier 2008* Daniel Bensaïd, philosophe et dirigeant politique d'extrême gauche à la LCR, propose dans ce court opuscule une très intéressante mise en perspective de textes de jeunesse de Marx. Bien avant la publication de ses analyses politiques, Karl Marx fut, durant un temps bref, journaliste. C'est à ce titre qu'il fut chargé de rédiger une série de comptes rendus de séances parlementaires consacrées à la question du vol du bois. Ces articles furent publiés en 1842 dans la Rheinische Zeitung. L'analyse de ces cinq articles (reproduits en fin de volume) n'est pas réellement l'enjeu du propos de Bensaïd. Il s'appuie d'ailleurs généreusement sur le travail de Lascoumes et Zander, publié il y a quelques années (1), pour commenter le texte de Marx. Ces pratiques du vol de bois s'inscrivent dans le grand mouvement de dépossession des communautés villageoises et/ou rurales, au moment de l'appropriation privative des sols et des ressources. Mouvement entamé quelques décennies plus tôt en Angleterre, qui s'est traduit par les enclosures et l'expropriation massive du peuple paysan des terres. Marx inscrit donc son analyse des lois visant à protéger les propriétaires forestiers du vol de bois dans le grand mouvement de privatisation du sol et de ses richesses, au profit des privilégiés. Dans une première partie, Bensaïd rappelle ce contexte avec un sens de la synthèse achevé. Dans un second temps, il propose un rapide excursus à partir de quelques philosophes, pour appréhender la notion de propriété privée. C'est ainsi que quelques cursifs développements sont offerts à propos de Locke, Proudhon et surtout Rousseau, présenté comme l'auteur le plus décisif et le plus incisif en matière de contestation du droit de propriété. Suivant la ligne de pente marxienne, après avoir salué l'apport de Proudhon (« La propriété, c'est le vol »), Bensaïd opère un retour extrêmement critique sur ce dernier. Enfin, dans un ultime moment, l'auteur se penche sur ce qu'il considère comme la phase actuelle d'appropriation par les puissances capitalistes dominantes des biens communs de l'humanité. En brevetant le vivant, en labellisant le corps et ses composants, le capitalisme actuel ne fait que poursuivre ce mouvement d'enclosure, immatériel désormais. En instaurant des barrières, liées à la propriété privée, le système capitaliste et la propriété privée constituent des entraves au libre développement des connaissances et des savoirs, au détriment du bien-être commun. S'appuyant sur les réflexions de Paul Sereni (2), Bensaïd en appelle, à rebours de la privatisation croissante du monde, à une appropriation sociale de celui-ci, libérant l'immense énergie créative, bridée par l'appropriation privative. Un petit livre incisif. Georges Ubbiali.. (1) Lascoumes Pierre, Zander Harwig, Marx: « du vol du bois » à la critique du droit , Paris, Puf, 1984. (2) Sereni Paul, Marx, la personne et la chose , Paris, Harmattan, 2007.
Daniel BENSAID, Alain KRIVINE, 1968. Fins et suites, Paris, La Brèche, 187 p. juillet 2008* Feu les éditions La Brèche ressuscitent le temps de publier une anthologie des textes de deux de ses dirigeants, consacrés à l'événement Mai 68. Le livre se compose de trois parties, respectivement consacrées au vingtième, trentième et quarantième anniversaire de Mai. En fait, en ce qui concerne les 20 ans de Mai, il s'agit d'un texte unique ; la contribution des deux auteurs publié par La Brèche dans le livre collectif, Mai si ! Rebelles et repentis. A lui seul ce chapitre occupe d'ailleurs la moitié du recueil. Ensuite, il s'agit de tribunes libres, beaucoup plus courtes, publiées essentiellement sous la plume de Daniel Bensaïd dans divers titres de presse (Le Monde, Libération, L'Humanité , etc.). Le premier texte concentre l'essentiel de l'analyse de l'événement. Contre toutes les réductions de Mai à l'irruption d'un moment festif et libertaire, les deux complices s'efforcent d'insister au contraire sur le caractère profondément subversif de Mai, sur la centralité de la grève générale et donc de l'ancrage de classe de 1968. Cette interprétation forgée dans le texte fondateur se décline ensuite, au fil des décennies, non d'ailleurs sans une certaine répétition, au fil des supports. Bensaïd exprime tout le bien qu'il pense du livre de Kristin Ross (voir la critique sur ce site), polémique avec Henri Weber (avec qui il avait signé en 69, Mai 68, la répétition générale) devenu entre temps sénateur socialiste, s'en prend à Nicolas Sarkozy à propos de sa haine de Mai. De cet ensemble cursif, ainsi que le veut le format de la tribune libre, on retiendra celle écrite lors du trentième anniversaire de Mai, développé dans l'Humanité, sous le titre « Le Parti Communiste a-t-il raté Mai 1968 ? ». La réponse est sans appel : oui, complètement. Cette anthologie qui se conclut par l'évocation d'un très beau poème d'Erich Fried, en appelle non à la tarte à la crème du devoir de mémoire, mais à un « devoir d'irréconciliation », contre tous les reniements dont une partie de ceux qui ont fait la génération 68 ont su faire preuve. A sa manière, ce recueil représente un appel à conjuguer mai et ses potentialités subversives au futur. Georges Ubbiali.
Daniel BENSAID, Penser, agir, Paris, Lignes, 2009, 350 pages, 17 €. mai 2009* Voici donc un nouvel opus du philosophe-théoricien de feue la LCR. L 'ouvrage se présente comme une anthologie de textes de nature diverse publiés depuis 1991, pour le plus ancien, jusqu'à 2008 pour l'ultime. Il s'agit à la fois de textes faciles d'accès (tribunes libres de journaux, Libération ou le Monde ), d'entretiens publiés dans diverses revues, d'introduction à un livre et même d'une lettre, mais aussi de papiers plus denses d'interventions à des colloques. La forme même induit un certain enchevêtrement, voire une dose de répétition d'un article à l'autre. Mais cette redondance des arguments n'entache en rien le plaisir et l'intérêt de la lecture, voire sa surprise. En effet, Bensaïd mobilise des auteurs assez inattendus chez un penseur marxiste, que ce soit de Maistre, penseur de la contre-révolution, ou Chateaubriand, certes grand écrivain, mais pas particulièrement connu pour ses positions progressistes. Sans rentrer dans la variété des thématiques développées au fil de la vingtaine de contributions rassemblées ici, on peut néanmoins repérer quelques récurrences. Retenons-en trois, qui n'épuisent évidemment pas le spectre des points traités. Le premier concerne l'affirmation de la sociallibéralisation du PS. Non content de pointer la droitisation du discours du principal parti se réclamant de la gauche, l'auteur souligne le désastreux bilan des années de gouvernement, en insistant, à la suite d'autres travaux (cf. Lefebvre / Sawicki, La société des socialistes, Le Croquant, 2006), sur les transformations sociologiques des milieux dirigeants du PS , qui aboutissent à cette réalité qu'à l'OMC ou au FMI ce sont des socialistes français qui gouvernent des institutions du capitalisme international. Bensaïd s'attarde également sur le « modèle 1917 », sur le bilan de la révolution bolchevique. Il insiste sur le fait qu'il y a des « leçons » d'Octobre sans aucun doute, mais certainement pas un « modèle », d'où découle l'idée que « Personne ne peut dire à quoi ressembleront les révolutions du XXIe siècle » (p. 105). Finalement, à l'encontre des certitudes martelées par la social-démocratie avant 1914 ou encore aujourd'hui par certains courants, Bensaïd affirme l'indétermination profonde du changement révolutionnaire : « nous ne savons pas quelle forme politique peut prendre la dualité de pouvoir révolutionnaire à l'époque de la mondialisation et de la métamorphose des espaces et des rythmes du politique » (p. 125). Si l'avenir (révolutionnaire) est ouvert, il n'en demeure pas moins que Bensaïd sait se faire le défenseur assez ferme de la forme parti et de son mode d'organisation face aux différentes propositions visant à l'assomption des réseaux ou qui écarteraient la prise du pouvoir. Tout au contraire, il insiste par exemple sur la dimension démocratique du principe de centralisation dans le parti contre toutes les tentatives fédéralistes qui risqueraient fort de transformer le parti d'un organe d'action commun en un club de discussions à perte de vue. On découvrira ainsi, sans doute à contre courant de bien des opinions toutes faites à gauche (et à l'extrême gauche), à l'égard de Lénine, que Bensaïd se pique de le critiquer pour « l'excès libertaire » de L'Etat et la révolution ! (p. 150). Bref, loin de toutes pensées convenues, cet ensemble de textes incite à la réflexion, ainsi qu'à une relecture d'un certain nombre de textes de Marx et d'Engels. Une lecture stimulante. Georges Ubbiali.
Daniel BENSAID / CHARB, Marx [mode d'emploi] , Paris, Zones, 2009, 216 pages, 13 €. juillet 2009* Dans le prolongement de ses récents écrits gravitant autour de Marx (1), Daniel Bensaïd livre avec cet ouvrage, édité par un label dépendant de La Découverte et illustré de manière grinçante par Charb, une approche relativement vulgarisatrice de l'oeuvre de Marx ; on n'est guère éloigné ici de l' Introduction au marxisme signée Ernest Mandel, d'autant que la fin de chaque chapitre fournit à l'identique l'occasion de quelques orientations bibliographiques et que le dernier chapitre est consacré à une réflexion plus théorique sur la réflexion dialectique de Marx. Les citations mises à contribution sont nombreuses, et après une brève approche biographique courant jusque 1848, Bensaïd s'arrête sur les principaux aspects de l'élaboration marxienne, tout en en profitant pour tracer des liens avec la situation actuelle. Les fondements sociaux de sa critique de la religion conduisent ainsi à critiquer l'athéisme idéologique d'un Onfray, et les partisans de la « deep ecology » ne sont pas oubliés non plus, d'autant que les linéaments d'une critique anti productiviste chez Marx sont ici valorisés. Bensaïd explore successivement les classes sociales (reprenant au passage la définition de Lénine, celle de Marx étant en perpétuelle élaboration !), le thème de la « discordance des temps » quant à l'approche d'une histoire profane et non téléologique (balayant au passage tout déterminisme économique), la critique de l'Etat moderne, de sa bureaucratie et du théâtre de la représentation politique. On retrouve logiquement le modèle pratique à l'oeuvre dans l'expérience de la Commune de Paris, avec une insistance marquée par l'histoire du XX eme siècle sur la « coopération généralisée » plutôt que sur une « étatisation autoritaire », contre le « mythe d'un Marx étatiste et centralisateur à outrance » (p. 89). Sur la conception du parti, Bensaïd insiste sur l'intermittence de Marx et Engels comparativement à un Lénine (2). Quant au gros morceau du Capital et de son élucidation du fonctionnement capitaliste, l'auteur le traite comme un véritable roman policier, en insistant particulièrement sur les crises de surproduction comme inhérentes à l'économie capitaliste. Une leçon de choses bienvenue. Jean-Guillaume Lanuque (1) Voir en particulier Karl Marx. Les hiéroglyphes de la modernité, ou plus récemment Les dépossédés et sa préface à Inventer l'inconnu (chroniqués sur ce site). (2) Un exemple supplémentaire de l'inscription maintenue de Bensaïd dans l'héritage léniniste : la distinction entre classe et parti, défendue par le leader bolchevik, susceptible d'ouvrir à ses yeux au pluralisme politique…
Karl MARX et Friedrich ENGELS, Inventer l'inconnu. Textes et correspondance autour de la Commune, Paris, La Fabrique, collection « Utopie et liberté », 2008, 304 pages, 18 euros, préface de Daniel BENSAÏD. Avril 2009* Le hasard de l'édition fait qu'en cette fin 2008, deux maisons différentes, La Fabrique et Science marxiste, ont choisi de ressortir les textes de Marx et Engels concernant l'expérience de la Commune. Le coeur du livre de La Fabrique est constitué par un ouvrage fondamental en raison de son influence ultérieure, ici soigneusement republié, à savoir La guerre civile en France dans son édition allemande de 1891, incorporant donc le texte écrit par Marx au lendemain de l'écrasement de la Commune ainsi que les deux « Adresses sur la guerre franco-allemande » rédigées en 1870, sans oublier une introduction d'Engels rappelant l'historique des événements et les limites de l'action des communards, leur préservation de la Banque de France en particulier. On ne peut, à la lecture des Adresses, qu'être toujours frappé par la prescience de certaines analyses prévisionnelles, en particulier l'hypothèse d'une alliance franco-russe et d'une nouvelle guerre avec l'Allemagne… Ces deux Adresses, en plus d'annoncer également la fin du Second Empire et de saluer la République comme un progrès, renvoient dos à dos les classes dirigeantes françaises et allemandes au profit de la paix par l'union des classes ouvrières, contre « la politique de conquête » et les intérêts dynastiques, en faisant toute leur part aux intérêts nationaux du prolétariat (p.39). Quant à La guerre civile en France , écrit dans un style incisif et cassant, on en retiendra surtout les avancées de ceux qui sont allés « à l'assaut du ciel », ce gouvernement de la classe ouvrière soutenu par la petite bourgeoisie : séparation entre les é glises et l' Etat ; remplacement de l'armée par le peuple en armes, et de la bureaucratie administrative par des fonctionnaires élus, responsables et révocables en plus d'être non privilégiés ; idéal économique coopératif.
Le mélange complémentaire est particulièrement copieux. La partie correspondance comprend en effet plusieurs des lettres de Marx et d'Engels, ainsi que des articles et des résolutions de l'Association Internationale des Travailleurs (AIT) rédigées par leur soin, le tout s'échelonnant de 1866 à 1894. Surtout, Daniel Bensaïd introduit tous ces textes par des « Politiques de Marx » occupant pas moins d'une centaine de pages. Il y propose une réflexion sur la trilogie marxienne constituée par Le 18 Brumaire de Louis-Napoléon Bonaparte, Les luttes de classes en France et La guerre civile en France, en faisant justice une fois de plus de la fausse orthodoxie marxiste d'une politique strictement déterminée par l'infrastructure, au profit d'une politique vue comme règne du contretemps, de la « discordance des temps » (sic). Il insiste évidemment sur les leçons de la Commune, alternative à l'Etat bureaucratique moderne, véritable « féodalisme industriel » (p.34), et la nécessaire destruction qui s'ensuit de cet Etat bourgeois. Mais on le sent plus laborieux pour justifier l'inadaptation actuelle de l'expression « dictature du prolétariat »… Quant à la postérité de la Commune, son évocation de l'expérience russe le voit endosser les critiques de Rosa Luxembourg à l'égard des bolcheviks. Jean-Guillaume Lanuque
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